Christian
Bobin : Tout
est une question d’air et de respiration.
C’est l’encombrement qui nous rend
malhabile, et qui nous fait parfois, suffoquer.
On
a besoin de connaître des choses telles que l’ennui, le manque, l’absence, pour
connaître la présence, la joie et l’attention pure.
On
a besoin d’une chose pour aller vers une autre.
Par
exemple, j’aime beaucoup les livres, mais j’ai remarqué que je trouvais les
plus intéressants dans les toutes petites librairies perdues, qui n’en vendent
que très peu ; comme si c’était là que certains livres m’attendaient depuis
très longtemps.
Alors
que je ne les aurais pas vus dans un grand étalage, parmi mille autres choses.
Cette pensée va dans le sens exactement inverse de celui qui a créé Internet.
À
la racine d’Internet, il y a le désir qu’on ait tout, tout de suite. Que
surtout nul ne souffre plus d’un manque. Or, je pense que c’est une souffrance
que d’avoir tout à sa disposition, sans intervalles. On devient soi-même comme
une chose au milieu des choses. Alors qu’on a besoin que certaines vitres de la
maison soient cassées. Et que le vent entre ! Besoin de certains défauts, de
certains manques, de certaines brisures, pour pouvoir respirer.
N.C.
: Qu’est-ce
qui vous conduit vers la toute petite librairie où, justement, vous allez trouver
le livre rare et important ? Le hasard ? La grâce ?
C.B.
: Comment
préciser sans trahir ? (parce qu’il faut que je reste dans ma langue, que je
parle avec mes mots).
Vous avez plusieurs façons de voir le soleil.
La voie
scientifique vous met entre les mains des documents extrêmement nombreux, de
plus en plus précis, qu’il vous faudra plus qu’une vie pour lire.
Et
puis, vous avez l’autre voie.
Vous
regardez autour de vous, vous voyez un pissenlit, et là, vous savez ce qu’il en
est du soleil. Parce que la structure est la même. Le pissenlit, à mon sens,
est comme un petit frère égaré du soleil. Il aime tellement son grand frère,
qu’il s’est mis à lui ressembler.
Dans
l’infime, vous avez l’immense.
La
contemplation vous donne ce que l’information ne vous donnera jamais.
La
contemplation a besoin de s’appuyer sur du très peu, du très simple.
Elle
est semblable à ce royaume dont parle le Christ, qui est tout entier contenu
dans un grain de sénevé.
N.C.
: Autre
cohabitation des contraires, vous dites qu’il faut « écrire, pour réparer
l’irréparable »…
C.B.
: Oui,
d’abord l’accepter l’irréparable. Le regarder. Le contempler en tant que tel.
Ne pas chercher de consolations illusoires. Ne pas se précipiter pour venir en
aide.
Mais, d’abord, regarder, et si l’on est devant un mur, le voir.
S’il est
aussi haut que le ciel, le reconnaître.
C’est quelque chose qui amène un
profond changement intérieur.
Cette
« acceptation » n’est pas une résignation, mais une vue.
C’est
la vue qui guérit, la vision vraie.
Pas l’illusion, même si parfois la vérité
est que nous n’avons pas de solution.
Mais le reconnaître, le formuler, change
tout.
Comme
si savoir que la porte est fermée, et l’accepter, vous la faisait traverser !
Or,
la racine de la vue, c’est la contemplation.
Et
la racine de la contemplation, c’est l’attention.
L’écriture
évidemment a à voir avec ça. Les livres, je les aime depuis toujours.
Ce
qui est beau, c’est que les livres sont bâtis à la hauteur des mains.
Un
livre, c’est comme une porte qui ne serait pas plus grande qu’une main.
Et,
de l’autre côté de cette porte, il y a les anges.
Voilà
ce que sont les livres, en gros, je m’en suis aperçu très tôt.
Mais
ce n’est pas le cas de tous les livres, loin de là !
Certains
livres, qualifions-les de « vrais », viennent en secours au lecteur.
Ils
viennent vers lui et ont la vertu de l’écouter.
Pourquoi
? Il y a quelque chose dans une page qui est en train de me déchiffrer.
Je
crois la lire, et c’est elle qui me lit !
Les
« vrais » livres sont toujours des livres de médecine, au fond.
Ils
sont guérisseurs. Parce que ce qui nous rend malade, ce sont souvent les mots.
Soit que ces mots nous aient manqué. Soit qu’ils aient été d’une dureté
insupportable. Mais ce que des mots ont fait, d’autres mots peuvent le défaire.
C’est
le langage qui souffre en nous, et qui nous fait souffrir.
Et la matière des
livres est un langage qui est, ou devrait toujours être profondément
réparateur.
N.C.
: Quels
livres jalonnent votre parcours ?
C.B.
: Je
peux citer quelques plus jamais. Ce sont des « livres expériences ».
Apparemment, ce sont des récits qui captent le charme même de la vie, ce que la
vie a d’imprévisible et de malicieux par rapport à nos projets, nos volontés.
Je
crois que c’est Giacometti qui disait : « Le malheur, quand on cherche, c’est
qu’on ne trouve que ce qu’on cherche. »
Dans
les livres de Dhôtel, comme dans la vie, les gens cherchent quelque chose, et
puis oublient à un moment ce qu’ils cherchent, et c’est là qu’ils trouvent des
merveilles.
Ce sont des livres de vagabonds, qui ont la consistance des nuages.
Leur
forme change, au fur et à mesure des relectures.
C’est ça, les livres
vagabonds. Dhôtel dit : « Je n’aime pas rêver. J’aime que les rêves viennent
vers moi ».
Grojean,
c’est tout à fait autre chose. Mais finalement, il arrive au même point source.
Grojean,
son grand amour, ce sont les Évangiles. L’un de ces maîtres-livres, c’est
L’ironie christique, paru chez Gallimard, qui est un commentaire, pas à pas, de
chaque verset de l’évangile de Saint-Jean, qu’il a traduit lui-même.
C’est
époustouflant de vie, de vivacité, de malice, de songes.
Comme
son camarade André Dhôtel, ses phrases bougent alors que le livre est fermé.
Et, quand vous revenez, elles ne sont plus à la même place.
Peut-être
que c’est ça, les vrais livres.
Ils
poursuivent leur vie, indépendamment de vous.
Et donc, quand vous les
retrouvez, vous aussi, vous êtes neufs.
Parce
qu’on est toujours en miroir, dans cette vie.
On est, au fond, comme l’autre
est, en face de nous.
Ce sont des livres où la pensée a la fluidité des
rivières, ou plus rare, de la lumière sur la rivière. C’est cette chose presque
indicible, et toujours mouvante, que ces deux écrivains ont su capter dans
leurs mots, dans leur intuition de la vie.
Il
y a une veine taoïste dans les Évangiles, qui a été très bien saisie par
Grojean.
Son
Christ est comme désencrassé de toutes les Églises, de toutes les institutions.
Il
est comme rendu à lui-même. Propre, comme un caillou, comme un sou neuf, un
brin d’herbe. Et, il est à proprement parlé « inouï ».
Quand on voit ce
Christ-là, on comprend que l’on n’a pas encore commencé à vraiment réfléchir à
la merveille de toute cette histoire. Si simple, et pourtant si mystérieuse.
Extrait
de l’interview par Patrice van Eersel paru au magazine CLE