Par Pierre Rabhi, paysan philosophe
Depuis la nuit des temps et pendant des millénaires,
l’autonomie a régi l’organisation et la survie des humains sur la Terre, aux
quatre coins du globe. Garante de l’équilibre, elle s’inspire des mécanismes
naturels de la planète elle-même, où l’autorégulation et la coopération ont
toujours été les clés de la pérennité.
Au xvie siècle, lorsque le voyageur
circulait à travers l’Europe, il découvrait partout où il allait une immense
diversité de tribus et de communautés qui n’avaient pas les mêmes langues,
vêtements, habitats, outils, etc. Cette diversité culturelle reflétait directement
la créativité humaine dans son dialogue avec la nature. La nature inspirait
l’imaginaire de l’homme, pour qu’il puisse assurer sa survie. Chaque communauté
était alors autonome sur son territoire et répondait à ses besoins fondamentaux
en tirant parti des ressources locales.
Avec l’avènement de la société industrielle, en à
peine deux siècles, l’ensemble de cette organisation planétaire s’est effondré.
Tel Prométhée désirant s’affranchir du caprice des
dieux, l’homme moderne a souhaité ne plus dépendre des éléments naturels qu’il
ne maîtrise pas. Afin de s’autonomiser des limites imposées par la nature, il a
pris un tournant inouï dans toute l’histoire, en plongeant dans l’ère du
progrès technique, prétendument libérateur. Mais celui-ci se révèle être un
traquenard incroyable : la société moderne, en se déconnectant des lois
fondamentales de la vie, a perdu toute autonomie, sous prétexte de la gagner,
jusqu’à compromettre sa propre survie !
L’industrialisation s’est bâtie sur l’exhumation des
matières mortes que la planète avait pourtant stockées dans son sous-sol pour
qu’on n’en parle plus. Quand nos civilisations se sont construites sur le
pétrole, le minéral s’est retourné contre le biologique, polluant l’ensemble
des facteurs essentiels à notre vie : l’air, l’eau, la terre, etc. Passant du
cheval animal au cheval-vapeur, nous avons créé une vision différente du temps
et de l’espace, produit de l’accélération, de la frénésie, et mis en place des
outils pour servir ce productivisme. Mais ces outils, qui devaient être nos
serviteurs, sont devenus nos maîtres. Eux qui devaient nous libérer nous
asservissent complètement. Qui peut aujourd’hui se passer de la voiture, de
l’électricité, de l’ordinateur ?
On a finalement bâti la civilisation la plus fragile
de toute l’histoire de l’humanité. Si l’on supprime le pétrole, les transports
et la communication, tout s’écroule ! Ces innovations mondialisées ont
permis aux différentes communautés humaines de se connecter entre elles et à
l’humanité de prendre connaissance d’elle-même, mais elles ont parallèlement
véhiculé à toute allure et à travers le monde entier, tels un virus ou une
peste, l’idéologie destructrice d’autonomie (vis à vis de la nature). C’est ainsi que des millions de
paysans se retrouvent à trimer dans des monocultures vouées à l’exportation,
sans plus pouvoir subvenir à leurs besoins fondamentaux, tout en rêvant d’un
« ailleurs meilleur » que font miroiter les écrans de télé…
Dans ce système, on n’offre plus à nos enfants les
moyens de développer leurs savoir-faire, y compris manuels, et, en les faisant
grandir devant des écrans, on leur fait perdre toute autonomie. Ils sont, dès
leur plus jeune âge, plongés dans un monde virtuel, déconnectés du monde réel
et désocialisés. On délègue à des machines des activités que nous faisions
avant avec notre esprit, notre corps, nos mains, notre intelligence. Combien de
personnes transfèrent leur mémoire sur leur ordinateur !
La vision prométhéenne et le culte du progrès
technique se révèlent être une grande illusion. Et, dans ce monde moderne, la
quête du bonheur est en faillite complète. Ce modèle qui nous promettait
libération, travail et sécurité s’avère irréaliste et terriblement angoissant.
On est passé de la servitude réelle (l’esclavage) à l’esclavage salarié, où
l’individu brade toute son existence pour un salaire. Cet individu est devenu
un rouage d’un immense système extrêmement complexe, dans lequel il perd pied.
Une unité qui doit produire et consommer des richesses, elles-mêmes concentrées
dans les mains de quelques-uns.
La sémantique du mot « consommateur »
dévoile une réalité terrifiante. Cet accaparement du bien commun de la part
d’une extrême minorité humaine a rétabli la féodalité la plus horrible de
l’histoire. Elle a instauré des seigneurs/saigneurs qui sont les plus grands
assassins de l’autonomie qui aient jamais existé.
Ces lobbyings de la chimie, et notamment de la
pharmaceutique et de l’agroalimentaire, nous maintiennent dans la peur et dans
la dépendance, pour servir leurs intérêts privés et maintenir leur pouvoir
absolu. Afin de faire perdurer le système en place, ils ont établi une
véritable idéologie, avec ses préceptes, ses dogmes, ses credo, comme une
religion. Toute personne qui n’obéit pas doit être sanctionnée, et on se
retrouve face à des aberrations : un médecin homéopathe rayé de la
profession, un viticulteur refusant de traiter ses vignes poursuivi en justice
ou une famille tentant de répondre par elle-même à ses besoins vitaux expulsée
de son propre terrain ! Les médias servent l’idéologie et participent à
transformer l’erreur en vérité. De ce fait, l’être humain est manipulé et n’a
plus les repères pour comprendre.
Peut-on reconstruire une autonomie affranchie de la
nature ? Non. Est-ce que l’être humain a besoin de la nature ? Oui.
Est-ce que la nature a besoin de l’être humain ? Non. Elle a préexisté à
nous. Il y a eu une multitude d’extinctions d’espèces, et nous pourrions aussi
disparaître à cause de nos propres transgressions, du dérèglement de l’ordre de
la vie.
Plus que jamais, la claire vision de l’intelligence
doit advenir. Nous avons trop longtemps confondu nos aptitudes, capables de
prouesses extraordinaires, et la véritable intelligence, seule à même de créer
un ensemble cohérent et durable.
En voulant nous affranchir de la nature, nous avons
oublié que nous lui devons la vie. Cette dissociation entre l’humain et la
nature a été une erreur énorme, véhiculée notamment par la Bible, qui nous
place au sommet de la création, pouvant en disposer à notre gré sans nous
soucier de l’équilibre. Or, nous sommes la nature, nous sommes des mammifères
avec la particularité de la pensée qui devrait nous permettre de bâtir un monde
intelligent, en respectant la magnificence et la beauté de la vie.
Alors, comment nous y prendre ? Par quoi
commencer ? Nous devrions tout d’abord refaire l’inventaire de nos
ressources locales, qui sont les premières bases de notre autonomie. Et tout
mettre en œuvre pour pouvoir répondre par nous-mêmes, à l’échelle d’une famille
ou d’un territoire, à nos besoins fondamentaux, dont le premier est celui de se
nourrir. Si les transports cessaient, rien qu’une semaine, les villes seraient
aussitôt en pénurie et nous prendrions conscience de l’ampleur de notre
dépendance et de la fragilité de la mondialisation.
C’est pour cela que j’ai
toujours dit que jardiner est un acte politique.
L’autonomie consiste donc à mettre en valeur nos
ressources, pour répondre à nos nécessités, et à échanger ensuite la rareté.
Car chaque endroit, chaque territoire dispose de richesses propres que d’autres
n’ont pas. En échangeant ces raretés, on crée des passerelles qui relient les
différentes autonomies et participent à convivialiser l’ensemble.
L’autonomie
ne doit donc pas être confondue avec l’autarcie. Il ne s’agit pas de se replier
sur soi et de créer des cellules étanches où l’on n’a plus besoin du reste du
monde. Vouloir s’isoler dans des espaces clos au sein d’une réalité par nature
interconnectée serait une prétention vaniteuse et irréaliste.
Avancer vers l’autonomie nécessitera de revisiter nos
besoins. La nature nous offre l’abondance pour tous, à condition de ne pas
l’épuiser au nom du superflu et du « toujours plus ». En appelant à
la sobriété heureuse, je ne parle pas de privation ni de renoncement, mais d’un
mode de vie enchanteur et réjouissant. Elle permet d’assouvir l’espace de la
survie biologique, tout en libérant l’esprit de la pesanteur de la matière et
de la frénésie.
Chacun de nous est appelé à se responsabiliser en se
demandant : « Dans quoi est-ce que je mets mon temps, mon énergie,
mes compétences ? Est-ce que je contribue à maintenir l’équilibre, à
embellir le monde, à construire un avenir beau et durable pour les générations
à venir ? » Nous avons chacun le devoir de faire ce que nous pouvons pour
cela. Comme Krishnamurti le disait, il ne s’agit pas de croire que quelqu’un
détient la vérité et va nous la déverser, mais d’expérimenter et de trouver par
nous-mêmes nos propres solutions, notre propre cohérence. « Nous libérer
du connu », car nous sommes prisonniers de nos schémas de pensée, de notre
histoire, de nos conditionnements. Cela aussi, c’est une autonomie à
reconquérir ! Une autonomie intérieure !
Le destin de l’humanité est de comprendre que nous
avons à construire l’unité en coopération avec les lois de la nature, de la
vie. Aucune autonomie réelle ne peut se faire sans une réconciliation avec les
règles fondamentales de la vie, dont nous ne sommes qu’une manifestation parmi
d’autres. On parle de l’écologie comme d’un condiment dans le système global de
la société, alors que c’est l’élément premier et universel, qui devrait être
reconnu par l’ensemble du genre humain. « Terre mère, terre nourricière »
n’est pas une métaphore poétique, c’est une réalité absolue !
D’après une interview réalisée et retranscrite par
Claire Eggermont
Aquarelles : Marie et Nicolas Doucedame
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