mardi 30 septembre 2014

« L’autonomie une réconciliation avec les lois de la vie »




Par Pierre Rabhi,  paysan philosophe
Depuis la nuit des temps et pendant des millénaires, l’autonomie a régi l’organisation et la survie des humains sur la Terre, aux quatre coins du globe. Garante de l’équilibre, elle s’inspire des mécanismes naturels de la planète elle-même, où l’autorégulation et la coopération ont toujours été les clés de la pérennité.
Au xvie siècle, lorsque le voyageur circulait à travers l’Europe, il découvrait partout où il allait une immense diversité de tribus et de communautés qui n’avaient pas les mêmes langues, vêtements, habitats, outils, etc. Cette diversité culturelle reflétait directement la créativité humaine dans son dialogue avec la nature. La nature inspirait l’imaginaire de l’homme, pour qu’il puisse assurer sa survie. Chaque communauté était alors autonome sur son territoire et répondait à ses besoins fondamentaux en tirant parti des ressources locales.


Avec l’avènement de la société industrielle, en à peine deux siècles, l’ensemble de cette organisation planétaire s’est effondré.
Tel Prométhée désirant s’affranchir du caprice des dieux, l’homme moderne a souhaité ne plus dépendre des éléments naturels qu’il ne maîtrise pas. Afin de s’autonomiser des limites imposées par la nature, il a pris un tournant inouï dans toute l’histoire, en plongeant dans l’ère du progrès technique, prétendument libérateur. Mais celui-ci se révèle être un traquenard incroyable : la société moderne, en se déconnectant des lois fondamentales de la vie, a perdu toute autonomie, sous prétexte de la gagner, jusqu’à compromettre sa propre survie !

L’industrialisation s’est bâtie sur l’exhumation des matières mortes que la planète avait pourtant stockées dans son sous-sol pour qu’on n’en parle plus. Quand nos civilisations se sont construites sur le pétrole, le minéral s’est retourné contre le biologique, polluant l’ensemble des facteurs essentiels à notre vie : l’air, l’eau, la terre, etc. Passant du cheval animal au cheval-vapeur, nous avons créé une vision différente du temps et de l’espace, produit de l’accélération, de la frénésie, et mis en place des outils pour servir ce productivisme. Mais ces outils, qui devaient être nos serviteurs, sont devenus nos maîtres. Eux qui devaient nous libérer nous asservissent complètement. Qui peut aujourd’hui se passer de la voiture, de l’électricité, de l’ordinateur ?




On a finalement bâti la civilisation la plus fragile de toute l’histoire de l’humanité. Si l’on supprime le pétrole, les transports et la communication, tout s’écroule ! Ces innovations mondialisées ont permis aux différentes communautés humaines de se connecter entre elles et à l’humanité de prendre connaissance d’elle-même, mais elles ont parallèlement véhiculé à toute allure et à travers le monde entier, tels un virus ou une peste, l’idéologie destructrice d’autonomie (vis à vis de la nature). C’est ainsi que des millions de paysans se retrouvent à trimer dans des monocultures vouées à l’exportation, sans plus pouvoir subvenir à leurs besoins fondamentaux, tout en rêvant d’un « ailleurs meilleur » que font miroiter les écrans de télé…

Dans ce système, on n’offre plus à nos enfants les moyens de développer leurs savoir-faire, y compris manuels, et, en les faisant grandir devant des écrans, on leur fait perdre toute autonomie. Ils sont, dès leur plus jeune âge, plongés dans un monde virtuel, déconnectés du monde réel et désocialisés. On délègue à des machines des activités que nous faisions avant avec notre esprit, notre corps, nos mains, notre intelligence. Combien de personnes transfèrent leur mémoire sur leur ordinateur !

La vision prométhéenne et le culte du progrès technique se révèlent être une grande illusion. Et, dans ce monde moderne, la quête du bonheur est en faillite complète. Ce modèle qui nous promettait libération, travail et sécurité s’avère irréaliste et terriblement angoissant. On est passé de la servitude réelle (l’esclavage) à l’esclavage salarié, où l’individu brade toute son existence pour un salaire. Cet individu est devenu un rouage d’un immense système extrêmement complexe, dans lequel il perd pied. Une unité qui doit produire et consommer des richesses, elles-mêmes concentrées dans les mains de quelques-uns.

La sémantique du mot « consommateur » dévoile une réalité terrifiante. Cet accaparement du bien commun de la part d’une extrême minorité humaine a rétabli la féodalité la plus horrible de l’histoire. Elle a instauré des seigneurs/saigneurs qui sont les plus grands assassins de l’autonomie qui aient jamais existé.

Ces lobbyings de la chimie, et notamment de la pharmaceutique et de l’agroalimentaire, nous maintiennent dans la peur et dans la dépendance, pour servir leurs intérêts privés et maintenir leur pouvoir absolu. Afin de faire perdurer le système en place, ils ont établi une véritable idéologie, avec ses préceptes, ses dogmes, ses credo, comme une religion. Toute personne qui n’obéit pas doit être sanctionnée, et on se retrouve face à des aberrations : un médecin homéopathe rayé de la profession, un viticulteur refusant de traiter ses vignes poursuivi en justice ou une famille tentant de répondre par elle-même à ses besoins vitaux expulsée de son propre terrain ! Les médias servent l’idéologie et participent à transformer l’erreur en vérité. De ce fait, l’être humain est manipulé et n’a plus les repères pour comprendre.

Peut-on reconstruire une autonomie affranchie de la nature ? Non. Est-ce que l’être humain a besoin de la nature ? Oui. Est-ce que la nature a besoin de l’être humain ? Non. Elle a préexisté à nous. Il y a eu une multitude d’extinctions d’espèces, et nous pourrions aussi disparaître à cause de nos propres transgressions, du dérèglement de l’ordre de la vie.
Plus que jamais, la claire vision de l’intelligence doit advenir. Nous avons trop longtemps confondu nos aptitudes, capables de prouesses extraordinaires, et la véritable intelligence, seule à même de créer un ensemble cohérent et durable.




En voulant nous affranchir de la nature, nous avons oublié que nous lui devons la vie. Cette dissociation entre l’humain et la nature a été une erreur énorme, véhiculée notamment par la Bible, qui nous place au sommet de la création, pouvant en disposer à notre gré sans nous soucier de l’équilibre. Or, nous sommes la nature, nous sommes des mammifères avec la particularité de la pensée qui devrait nous permettre de bâtir un monde intelligent, en respectant la magnificence et la beauté de la vie.

Alors, comment nous y prendre ? Par quoi commencer ? Nous devrions tout d’abord refaire l’inventaire de nos ressources locales, qui sont les premières bases de notre autonomie. Et tout mettre en œuvre pour pouvoir répondre par nous-mêmes, à l’échelle d’une famille ou d’un territoire, à nos besoins fondamentaux, dont le premier est celui de se nourrir. Si les transports cessaient, rien qu’une semaine, les villes seraient aussitôt en pénurie et nous prendrions conscience de l’ampleur de notre dépendance et de la fragilité de la mondialisation. 
C’est pour cela que j’ai toujours dit que jardiner est un acte politique.
L’autonomie consiste donc à mettre en valeur nos ressources, pour répondre à nos nécessités, et à échanger ensuite la rareté. Car chaque endroit, chaque territoire dispose de richesses propres que d’autres n’ont pas. En échangeant ces raretés, on crée des passerelles qui relient les différentes autonomies et participent à convivialiser l’ensemble. 

L’autonomie ne doit donc pas être confondue avec l’autarcie. Il ne s’agit pas de se replier sur soi et de créer des cellules étanches où l’on n’a plus besoin du reste du monde. Vouloir s’isoler dans des espaces clos au sein d’une réalité par nature interconnectée serait une prétention vaniteuse et irréaliste.

Avancer vers l’autonomie nécessitera de revisiter nos besoins. La nature nous offre l’abondance pour tous, à condition de ne pas l’épuiser au nom du superflu et du « toujours plus ». En appelant à la sobriété heureuse, je ne parle pas de privation ni de renoncement, mais d’un mode de vie enchanteur et réjouissant. Elle permet d’assouvir l’espace de la survie biologique, tout en libérant l’esprit de la pesanteur de la matière et de la frénésie.

Chacun de nous est appelé à se responsabiliser en se demandant : « Dans quoi est-ce que je mets mon temps, mon énergie, mes compétences ? Est-ce que je contribue à maintenir l’équilibre, à embellir le monde, à construire un avenir beau et durable pour les générations à venir ? » Nous avons chacun le devoir de faire ce que nous pouvons pour cela. Comme Krishnamurti le disait, il ne s’agit pas de croire que quelqu’un détient la vérité et va nous la déverser, mais d’expérimenter et de trouver par nous-mêmes nos propres solutions, notre propre cohérence. « Nous libérer du connu », car nous sommes prisonniers de nos schémas de pensée, de notre histoire, de nos conditionnements. Cela aussi, c’est une autonomie à reconquérir ! Une autonomie intérieure !

Le destin de l’humanité est de comprendre que nous avons à construire l’unité en coopération avec les lois de la nature, de la vie. Aucune autonomie réelle ne peut se faire sans une réconciliation avec les règles fondamentales de la vie, dont nous ne sommes qu’une manifestation parmi d’autres. On parle de l’écologie comme d’un condiment dans le système global de la société, alors que c’est l’élément premier et universel, qui devrait être reconnu par l’ensemble du genre humain. « Terre mère, terre nourricière » n’est pas une métaphore poétique, c’est une réalité absolue !

D’après une interview réalisée et retranscrite par Claire Eggermont
Aquarelles : Marie et Nicolas Doucedame
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