mercredi 10 décembre 2014

« Cet indispensable amour de soi »





S’aimer soi-même ne va pas forcément de soi. Notre image est pourtant fondamentale pour structurer notre comportement. Et, à travers lui, notre rapport aux autres.
Isabelle Yuhel
Si Dieu devait dicter ses commandements à Moïse aujourd’hui, il ajouterait certainement aux dix existants : « Tu t’aimeras toi-même, autant sinon plus que ton prochain, tu prendras soin de toi, tu veilleras à ton bien-être, etc. » !
A l’ère de l’individualisme triomphant, de la valorisation tous azimuts du "moi" et de ses formidables potentialités, l’amour de soi prend figure de devoir. Il apparaît même, pour 69 % des Français, comme la condition sine qua non de l’amour d’autrui (in “Francoscopie”, G. Mermet, Larousse 1999).

L'importance de s'aimer
A première vue pourtant, l’idée de s’aimer soi-même paraît futile, ridicule comme s’il n’y avait rien de plus important dans l’existence ! – ou très prétentieuse. 
Traditionnellement et culturellement, c’est sur la capacité d’aimer autrui qu’est mis l’accent. 


Mais la psychologie moderne nous tient un discours très différent. Elle pose que s’aimer un minimum est indispensable pour éprouver du plaisir et trouver du charme à la vie. Il suffit d’ailleurs d’imaginer les journées de quelqu’un qui se lèverait tous les matins en se trouvant bête et laid, persuadé de son infériorité et de son indignité à être aimé. Il est facile d’en déduire que sa vie affective et professionnelle tiendrait du calvaire.

Pour le psychologue William James (1842-1910), auteur notamment de “Précis de psychologie” (Bibliothèque de l’homme, 1999), l’amour de soi est le produit d’un écart suffisamment mince entre nos ambitions et nos réussites effectives. Les recherches les plus récentes récusent toutefois ce réalisme, montrant qu’il est préférable de ne pas avoir une vision trop lucide de soi-même et de ses véritables aptitudes.

Les psychiatres américains Robert Ornstein et David Sobel, qui ont livré le fruit de leurs recherches en matière d’image de soi dans “Les Vertus du plaisir” (Laffont, 1992) affirment que « le bonheur est le privilège de ceux qui savent cultiver les illusions positives, et sont capables de s’estimer plus intelligents et plus compétents qu’ils ne le sont ». 
Vous pensez fermement que votre patron vous apprécie tout particulièrement quand, pour lui, vous n’êtes qu’un salarié moyen ? Tant mieux ! 
Quelqu’un vous fait part de son opinion à votre sujet, vous trouvant avare mais charmant, dominateur, brillant et un peu agressif. Si vous êtes une personne équilibrée, vous vous souviendrez de "charmant", "brillant" et, éventuellement, d’"agressif".

« La surévaluation de soi et l’oubli immédiat des qualificatifs dérangeants sont salutaires, insistent Robert Ornstein et David Sobel. Notre vision de nous-même n’est qu’une construction de notre esprit. Il nous appartient donc de la rendre aussi plaisante que possible, tout en évitant, naturellement, de sombrer dans la mégalomanie. Les individus parfaitement réalistes sont toujours légèrement déprimés. »

Se reconnaître une certaine valeur
Les dictionnaires de psychologie définissent l’amour de soi par un ensemble d’attitudes : se reconnaître une certaine valeur, se ménager, protéger son territoire intime, sa santé physique et psychique, connaître ses intérêts réels. 
Il s’agit d’être une « bonne mère » pour soi-même.

Mais si l’amour de soi se manifeste dans les actes que nous posons, il est d’abord une affaire de vécu intérieur, de ressenti personnel. Je peux m’estimer intellectuellement, avoir confiance en moi, tout en supportant difficilement mon apparence physique. Une vision relativement positive de soi n’exclut en rien que l’on se reproche un ou plusieurs traits de caractère particuliers ou certaines failles intellectuelles – manque de courage, d’ambition ou de ténacité par exemple.
Une étude américaine, réalisée en 1993 sur la base d’un questionnaire adressée à plusieurs centaines de personnes entre 20 et 30 ans et dirigée par le chercheur James Overholser, a confirmé qu’hommes et femmes ont des critères d’appréciation d’eux-mêmes différents – ce dont on se doutait un peu. Les premiers s’aiment à travers leurs réussites, professionnellement ou dans une activité physique, tandis que les secondes ont viscéralement besoin de voir leur entourage reconnaître leurs qualités personnelles.

Il est exceptionnel de s’accepter totalement, la vie quotidienne le démontre. Cette insatisfaction, inhérente à la nature humaine, permet de croire que la plénitude existentielle n’est pas un mythe. Et qu’il eût suffit d’un rien pour que nous puissions en jouir – des yeux bleus et non bruns, cinq centimètres de plus, ou une culture générale légèrement plus vaste par exemple.

S'aimer et s'adapter aux autres

S’aimer soi-même implique une capacité à ne pas se soucier que de soi et à ne pas se déresponsabiliser face à autrui en s’appuyant sur des considérations du style : « On me prend intégralement comme je suis ou bien adieu. » C’est même l’inverse. 
L’amour de soi suppose une bonne dose de conscience, de connaissance de ses fonctionnements mentaux. Il va de pair avec la capacité de s’adapter aux besoins d’autrui, sans toutefois s’y aliéner, et avec l’aptitude à se transformer quand c’est nécessaire.

Dire que l’homme est un animal social n’est pas une clause de style : notre structuration psychique passe par l’autre. Notre prochain, son image, son regard constituent des points d’appui pour se diriger dans la vie. Les jugements que nous portons sur nous en sont tributaires. D’où la naïveté des discours qui nous enjoignent de ne pas nous soucier de l’opinion d’autrui. En faire totalement abstraction relève de l’impossible, même si nous disposons d’une certaine marge de manœuvre.
Dans “La Personnalité” (Flammarion, 1999), citant une étude de 1989, Susan Cloninger, psychologue, affirme que les individus appartenant à des minorités souvent dévalorisées – homosexuels, handicapés – ne nourrissent pas pour autant une basse estime de soi, car l’obligation d’avoir à se protéger collectivement aurait un effet stimulant et protecteur.

Aimer un autre

Avec notre petite personne, la relation n’est guère plus paisible. A 8 heures du matin, le miroir me renvoie un reflet qui me convient, mais rien ne dit que ce sera le cas à la fin de la journée. Un inconnu me bouscule dans le métro, un problème au travail m’incite, le temps d’un éclair, à m’interroger sur mes compétences, et aussitôt mon rapport à mon image s’altère, et des souvenirs sombres, des jugements négatifs sur ma personne me reviennent à l’esprit.
Pourquoi cet écart entre moi et moi ? Paradoxalement, ce moi que nous considérons comme notre bien le plus intime et le plus privé n’a rien d’inné. Fœtus puis nourrisson, nous en sommes dépourvus. 
Le moi se construit dans la relation avec nos premiers « autres » : notre mère, notre père ou ceux qui en tiennent lieu.
Selon le psychanalyste Jacques Lacan, c’est vers l’âge de 18 mois – au moment du « stade du miroir » – qu’il commence à s’élaborer. C’est l’adulte qui suscite cette prise de conscience chez l’enfant en lui montrant son image dans le miroir et surtout en commentant : « Tu vois, là, dans la glace, c’est toi. » Et lui, de rire, de jubiler de plaisir en se reconnaissant. L’enfant qui a raté cette épreuve de reconnaissance de lui-même, peut être pris de terribles crises d’angoisse quand la glace lui renvoie son image : c’est une créature terrifiante et terriblement peu aimable qu’il aperçoit alors. Pour s’aimer, encore faut-il savoir que l’on existe en tant qu’individu distinct.

Les illusions positives

Selon Michael Ross et Anne E. Wilson, deux chercheurs de l’université américaine de Waterloo qui viennent d’achever une étude sur la façon dont les individus se voient au présent en comparaison de ce qu’ils ont été, ces derniers déclarent se plaire davantage aujourd’hui.
Tous se trouvent « plus intelligents, plus tolérants, plus généreux. » Et « ces illusions positives » les aident à mieux vivre et à s’aimer plus. Quand nous relatons des souvenirs d’enfance, des épisodes de notre prime jeunesse, la nostalgie est presque toujours au rendez-vous. En revanche, s’agissant de nos rapports avec notre moi, notre personnalité, nous avons besoin de penser que nous évoluons sans cesse vers du mieux, vers plus de qualités.
Ce mécanisme mental nous apaise, nous assure que nous ne vieillissons pas en vain, et que les années nous servent à nous perfectionner.

Quand l'amour de soi fait défaut

Impossible d’être indifférent, neutre par rapport à soi-même. L’absence d’amour de soi débouche toujours sur des conduites autoagressives, évidentes ou masquées.
• En premier lieu vient le manque de respect de sa propre personne. Sur le plan physique : je me néglige, je ne prends pas soin de mon apparence. Sur le plan affectif : lorsque mon partenaire me maltraite, me frustre, une partie de moi murmure que je ne mérite pas mieux. Je ne me résous pas à me prendre en main : je végète dans un travail sans intérêt, en me racontant que c’est toujours préférable à l’ANPE. Malade, je ne m’arrête pas, estimant que je n’ai pas le droit de me ménager, de m’occuper de moi. J’imagine n’avoir pas droit au bonheur, et je m’arrange involontairement, pour me construire une existence sans plaisir. Sans comprendre pourquoi, je stagne en permanence dans un état dépressif latent.
• Dans les cas les plus préoccupants, le manque d’amour de soi incite à des comportements dangereux – au volant notamment – constituant autant de défis à la mort. Surtout, il fragilise au point qu’un rejet, une rupture, un échec provoqueront parfois une tentative de suicide. Ne pas s’aimer contraint à douter d’avoir réellement droit à l’existence.

Amour, confiance ou estime ?

Ces trois notions sont difficiles à distinguer, car presque synonymes. Pourtant, elles ont des significations distinctes. L’amour de soi et la confiance en soi sont les deux piliers qui permettent à l’estime de soi d’exister.
• L’amour de soi nous permet d’accepter nos failles et nos défauts avec indulgence, quoique sans complaisance, nous autorisant ainsi à nous accorder une importance alors même que nous avons conscience de notre imperfection.
• La confiance en soi nous persuade que « nous y arriverons » quand une épreuve inhabituelle se présentera. Elle concerne l’aptitude à "faire", à "agir".
• L’estime de soi, elle, appartient au domaine de "l’être". Lorsque notre regard sur nous-même est dénué d’amour, le manque d’estime de soi envahit l’espace : je vais douter perpétuellement de moi, de mon droit à m’affirmer et à être heureux.

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